C’est ce que propose l’écrivain Georges Perec dans son fameux ouvrage Espèces d’espace qui redéfinit de manière radicale et inventive notre rapport aux lieux de vie. Publié en 1974, il a gardé toute sa modernité, voire son avant-gardisme, y compris dans son aspect décalé comme dans cet extrait.
« Il faut sans doute un petit peu plus d’imagination pour se représenter un appartement dont la partition serait fondée sur les fonctions sensorielles : on conçoit assez bien ce que pourrait être un gustatorium ou un auditoir, mais on peut se demander à quoi ressemblerait un visoir, un humoir ou un palpoir…
D’une manière à peine plus transgressive, on peut penser à un partage reposant, non plus sur des rythmes circadiens, mais sur des rythmes heptadiens (un habitat fondé sur un rythme circa-annuel existe chez quelques happy few qui disposent de suffisamment de résidences pour pouvoir s’efforcer de concilier leur sens des valeurs, leur goût des voyages, les conditions climatiques et les impératifs culturels) : cela nous donnerait des appartement de sept pièces, respectivement appelées : le lundoir, le mardoir, le mercredoir, le jeudoir, le vendredoir, le samedoir et le dimanchoir. Ces deux dernières pièces, il faut le remarquer, existent déjà, abondamment commercialisées sous le nom de “résidences secondaires” ou “maisons de week-end.” Il n’est pas plus stupide d’imaginer une pièce qui serait exclusivement consacrée au lundi que de construire des villas qui ne servent que 60 jours par an. Le lundoir pourrait parfaitement être une buanderie (nos aïeux ruraux faisaient leur lessive le lundi) et le mardoir un salon (nos aïeux citadins recevaient volontiers chaque mardi). Cela, évidemment, ne nous sortirait guère du fonctionnel. Il vaudrait mieux, tant qu’à faire, imaginer une disposition thématique, un peu analogue à celle qui existait dans les bordels (après leur fermeture, et jusque dans les années 50, on en a fait des maisons d’étudiants; plusieurs de mes amis ont ainsi vécu dans une ancienne ”maison” de la rue de l’Arcade : l’un d’eux habitait “la chambre des tortures”, un autre “l’avion” (lit en forme de carlingue, faux hublots, etc.), un troisième “la cabane du trappeur” (murs tapissés de faux rondins, etc.) ; ces faits méritaient d’être rappelés, particulièrement à l’auteur de l’article “Habiter l’inhabituel” (Cause commune, 1, n°2, 1972) qui est également l’estimable directeur de la collection dans laquelle paraît cet ouvrage. Le lundoir, par exemple, imiterait un bateau ; on dormirait dans des hamacs, on laverait le parquet à grande eau, et l’on mangerait du poisson ; le mardoir, pourquoi pas, commémorerait l’une des grandes conquêtes de l’homme sur la nature, la découverte du Pôle (nord ou sud, au choix), où l’ascension de l’Everest : la pièce ne serait pas chauffée, on dormirait sous d’épaisses fourrures, la nourriture serait à base de pemmican (...) ; le mercredoir glorifierait évidemment les enfants : c’est depuis quelques temps le jour où ils ne vont plus à l’école; ce pourrait être une espèce de palais de Dame Tartine : les murs seraient en pain d’épice et les meubles en pâte à modeler, etc., etc. »
Pour faire écho (musical) avant l’heure, on invitera aussi à déguster la délicieuse chanson au parfum d’antan « House for Everyone » (« Maison pour chacun ») extrait du bien nommé album Mr. Fantasy de 1968 composé dans un cottage de la campagne du Berkshire par le trop méconnu groupe anglais Traffic de proto rock progressif, célébrant le mariage du jazz, du rock, psychédélique et de la folk. Dans la même veine dadaïste, voire pataphysique les paroles y font la description d’une maison « demi coquille de noix » pour le moins singulière :
« Mon lit est fait de barbe à papa, la maison est faite de fromage
Il est éclairé par de nombreux vers luisants ; si je me trompe, corrigez-moi s'il vous plaît
Le village est un pop-up book, les gens des poupées en bois
Les routes sont faites de mélasse, je pense qu'il est temps de passer à autre chose »
A écouter en cliquant ici et pour plus de détails, lire Anthologie du rock progressif, voyages en ailleurs de Jérôme Alberola, éd. Camion Blanc, 2010).
Jacques Baron
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